Lui, ses souliers
Le chemin le moins fréquenté
Chronique de Josée Blanchette publiée dans Le Devoir,
le 29 mars 2013
« Il est des destins
singuliers auxquels on ne peut tourner le dos. Ils s’annoncent, mine de rien,
et vous talonnent jusqu’à ce que vous emboîtiez le pas. Pèlerin, apôtre ou
simple vagabond ? Chez nous, on dirait « quêteux ». Jean Béliveau a consacré 11
années à parcourir les routes du monde, parti faire une marche un matin du mois
d’août 2000, pour ne rentrer qu’en 2011 et être passé par les cinq continents.
L’exploit tient de l’ordinaire pour un homme en crise de milieu de vie qui ne
voit plus d’horizons s’ouvrir à l’âge de 45 ans. Tout le monde peut marcher.
Mais il relève de l’extraordinaire en matière de détermination et d’obstacles logistiques
surmontés avec 4000 $ en poche au départ.
Lui, son chariot et ses 54
paires de chaussures ont usé la surface du globe, près de 80 000 kilomètres, en
laissant une très légère empreinte de carbone. Jean Béliveau, ex-entrepreneur
en enseignes lumineuses, n’avait jamais voyagé plus loin que les chutes
Niagara, ne parlait pas l’anglais et ne s’imaginait pas que les cultures, la
politique, le climat, la géographie et les religions puissent dresser des
frontières aussi radicales entre les peuples et les mentalités.
Cinq continents plus tard, et
plusieurs déserts intérieurs traversés, le grand gaillard natif de l’Estrie
avoue qu’il s’est ennuyé de la neige le long du parcours. De la nei-ge…
Il a eu faim, soif, chaud, froid,
il a eu peur, a eu mal et souffert mille morts, mais il a appris à vivre selon
un rythme lent, celui de la marche, au présent. « J’ai la nostalgie de
l’humilité », me confie celui qui a subi le retour comme son tsunami culturel
depuis un an et demi.
« En Amérique, ce fut le choc
des valeurs ; en Afrique, celui de la spiritualité ; en Europe, la politique ;
en Asie, l’environnement ; et en Australie, la rétrospective du voyage tout
entier », résume le marcheur, qui s’est mis en mode « retour » après cinq ans
et demi, quelque part dans un bled perdu de Hongrie.
Il parle de l’Occident avec
des mots coupants, s’est sensibilisé à l’environnement, au gaspillage des
ressources, aux inégalités sociales générées par les pays puissants. La
pauvreté est devenue une richesse pour cet homme simple. Dans son passeport, 64
tampons aux douanes et de nombreux visas (même iranien, une rareté) témoignent
de son parcours insolite de grand voyageur. Il aurait aimé s’attarder sur l’île
de Bornéo, au Mozambique et en Iran…
Citoyen du monde
Nous sommes nombreux à ne
découvrir qu’aujourd’hui le parcours de Jean Béliveau, à l’heure où son récit
paraît aux éditions Flammarion Québec sous la plume vive et bien trempée de la
journaliste Géraldine Woessner, qui en a fait un livre d’aventure écrit à la
première personne. On dévore sans se lasser ce pèlerinage dont le déclencheur -
une crise existentielle - s’est mué en marche dédiée à la paix pour les
enfants. Et on voit déjà le film qui pourrait en être tiré avec Javier Bardem dans
le rôle-titre. Par ici Hollywood ou Almodovar.
Faisant équipe virtuellement
avec lui et venant à sa rencontre une fois l’an, la femme de Jean, Luce
Archambault, a également subventionné en partie l’entreprise de son mari en lui
envoyant 5000 $ par an « sur son vieux gagné ». Onze lunes de miel plus tard
dégustées à Quito, Santiago, Alexandrie, Istanbul, Sydney ou Vancouver, Luce se
dit que son soutien n’avait rien de si inusité : « Peut-être qu’on ne serait
plus ensemble s’il était resté ici… », glisse-t-elle.
Cette jeune retraitée, tout
sauf matante, est aussi fière que Jean du chemin parcouru. Comme Pénélope, elle
a tissé sa toile en l’attendant : « C’était une autre sorte de Toile, me
dit-elle. J’ai beaucoup travaillé sur le site Web (wwwalk.org), sur les photos,
à préparer son arrivée partout où il passait, à attirer l’attention des
journalistes. »
Entre immense solitude et
foules en liesse, Jean a vécu de tout et reçu l’aumône, surtout chez les plus
démunis. On lui a offert de la nourriture, le gîte, des femmes (!), du thé, de
l’eau (qu’il n’a jamais filtrée), de la vodka (non plus), du tabac, de la
drogue, de lui laver les pieds, des souliers, des gris-gris, des orthèses (en
Corée), une opération de la prostate (merci l’Algérie !), des billets d’avion
et de l’argent.
Un pur inconnu rencontré en
Provence a fait venir sa fille et sa petite-fille de cinq ans, qu’il n’avait
jamais rencontrée, lors de son passage en Allemagne, chez son fils. L’apôtre
Jean s’en est remis à la Vie, à la Providence, et d’une certaine façon sa
naïveté l’a protégé. « J’étais naïf au départ… et je le suis resté »,
m’explique-t-il avec son grand sourire débonnaire.
Cet homme a conservé une
fraîcheur peu commune, s’intéresse à l’autre comme rarement chez les spécimens
de cet âge. Jean n’est qu’ouverture et curiosité, s’émerveille d’un rien. Si
les fous et les poètes peuvent changer le monde, ne sous-estimons pas la
cohorte plus rare des naïfs, épargnés par le cynisme et la cruauté de
l’existence.
Le retour d’Ulysse
Aujourd’hui, Ulysse doit
s’accommoder d’un monde où rien ne se vit au présent, où tout est planifié, une
existence enfermée dans sa course vers l’avenir. Lui qui fut itinérant et sans
domicile fixe durant plus d’une décennie, marche encore ses dix kilomètres par
jour comme une méditation retrouvée.
La liberté, mot vaste,
s’avère un fourre-tout romantique dont Jean a fait le tour, même en prison, où
« on l’a fait » séjourner. Au bout de sa route, il a retrouvé sont port
d’attache, son indéfectible Luce.
Ce 16 octobre 2011, le duo
improbable a parcouru le dernier kilomètre, de la place Jacques-Cartier jusqu’à
la maison, seuls ensemble, main dans la main, échappant aux caméras, amis,
enfants, badauds. Qui, d’Ulysse ou de Pénélope, a fait un long voyage ? On ne
le saura jamais. Mais, chose certaine, ces deux-là auront des choses à se dire
en silence, en se berçant sur la galerie de leurs vieux jours. Si s’aimer c’est
regarder dans la même direction, mieux que quiconque ils peuvent fermer les
yeux.
***
J'avais entendu parler de lui dans un reportage et cela m'avait impressionnée. Je crois bien que je vais lire ce livre.
RépondreSupprimerQuelle belle démarche intérieure ce Jean a fait et quelle belle leçon d'amour que cette femme qui l'a attendue.
Bonjour Puce,
RépondreSupprimerje tente de te Répondre en ligne