La fête des Mères
Je n’aime pas la fête des Mères. Je déteste le concert
d’éloges qui remplit les pages des journaux les deuxièmes dimanches de mai,
comme si les mères étaient toutes des modèles de vertu. Mais voyons donc !
Il y a des mères ingrates qui n’aiment pas leurs enfants, des mères menteuses
qui se pensent au-dessus de toutes les vérités, des mères paresseuses qui
négligent leurs petits, il y a même des mères criminelles qui n’hésitent pas à
tuer leur progéniture.
Ma mère, par exemple. Elle n’a tué personne à ma
connaissance à part quelques moustiques, mais elle est loin d’être exemplaire.
Bon, vous me direz que ce n’est pas une vraie mère, qu’elle n’est qu’une mère
d’occasion, la fausse mère d’un chat… Pourtant, elle a tout fait pour me
persuader du contraire. Elle m’a appris à lire et à écrire, comme si j’étais un
petit d’homme, elle a nié ma condition de félin jusqu’à me dissuader de chasser
les oiseaux. Vous imaginez le traumatisme que j’ai dû subir, et les séquelles
avec lesquelles j’ai dû poursuivre mon existence. Impossible de discuter de mes
lectures avec mes semblables, impossible de ronronner avec mes amis félins de
peur de chanter faux, impossible d’être l’ennemi des oiseaux. Je ne suis bien
ni avec les chats, qui me croient pédant, ni avec les oiseaux, qui ne me
craignent même pas, ni avec les humains, qui me jugent inadapté.
Oui, inadapté, je le suis et le resterai. Si j’ai appris
à ronronner, c’est bien plus pour faire plaisir à ma mère que pour respecter ma
nature profonde. J’ai fait ça un matin d’été, alors que les premières lueurs du
jour pénétraient par la fenêtre. L’air était si bon que je n’ai pas pu me
retenir de soupirer de plaisir. Ma mère, réveillée par ce murmure, s’est tout
de suite réjouie d’entendre une manifestation de plaisir de ma part. Elle s’est
empressée de caresser le petit espace sacré entre mes deux oreilles, ce qui a
eu pour effet immédiat un redoublement de plaisir sonore. Et voilà, j’étais
piégé, je ne pourrais plus jamais soupirer d’aise sans lui faire part de mon
bonheur de vivre.
Il en est ainsi avec les mères, vous leur donnez un peu
de vous-même et elles se croient en droit d’attendre tout le reste. Ce sont
d’éternelles insatisfaites, des dictatrices de plaisirs. Lorsqu’elles
entreprennent votre éducation, elles vous veulent irréprochable, ni plus ni
moins que parfait. Remarquez, je n’aurais pas été plus chanceux avec ma mère
biologique, elle qui m’a abandonné dès mon plus jeune âge. Et s’il n’y avait
pas eu une paire d’humains vivant dans une maison pour me recueillir, il est fort
probable que je n’aurais pas pu survivre au-delà de ma première année. Ma mère
adoptive m’a forcé à manger des croquettes, m’a obligé à fraterniser avec les
deux autres chats de la maisonnée, mon père m’a traîné chez le vétérinaire quand
j’ai été malade, lequel en a profité pour me stériliser. Bref mes parents se
sont improvisés comme tels, probablement pour se déculpabiliser de n’avoir pas
eu d’enfants.
Alors, n’attendez pas que je sois plus indulgent le mois
prochain quand on fera l’éloge des pères. Pour moi, ces fêtes n’ont été
instituées que pour flatter les humains dans leurs rôles de géniteurs, des rôles qu’ils et qu'elles se
donnent par simple mimétisme.
À la flatterie humaine, permettez que j’oppose la
sincérité féline !