Mes vieux !
J’ai des parents vraiment étranges. Tout d’abord, ils sont très vieux pour des parents adoptifs. Pas plus tard qu’hier, ma mère a vieilli de toute une année en un seul jour. Les humains sont bizarres, je trouve. Nous, les chats, ne vieillissons jamais plus d’un jour à la fois. Et nous n’emballons pas une montagne de cadeaux pour les déballer dès le lendemain, soi-disant pour fêter un anniversaire. C’est ce que mon père a fait pourtant, il a passé une demi-journée à chercher des boîtes pour dissimuler ses achats avant de les recouvrir de papiers colorés. Et c’est sans compter les nombreuses journées qu’il avait passées dans les magasins pour les choisir. Or, hier, ma mère ne s’est pas gênée pour défaire la belle pyramide qu’il avait si patiemment érigée. Toutefois, mon père n’était pas fâché le moins du monde, il riait avec ma mère en faisant des balles avec les papiers déchirés et tous deux s’amusaient à me les lancer. Je ne leur ai pas fait voir que je les trouvais gâteux. Je suis portée à les ménager, après tout, ils sont vieux. Alors j’ai couru après les boulettes pour leur faire plaisir.
Un autre signe qui ne trompe pas, ils perdent peu à peu la mémoire. Je les soupçonne de m’avoir appelée Cybèle afin de ne pas oublier mon nom. Comme ça, ils n’ont qu’à me regarder pour s’en rappeler. Pas un jour ne se passe sans que mon père se mette à chercher ses lunettes. Et ma mère, à chercher son appareil photo qu’elle oublie partout dans la maison. Elle cherche aussi le nom de plantes ou de gens, tout comme mon père qui les oublie aussi. Il dit, nous sommes devenus des chercheurs, elle dit, c’est désolant, nous perdons les mots. Il nous faudrait écrire un dictionnaire et y inscrire les mots que nous oublions. Mais, comment faire, si nous les avons oubliés…?
Mes parents sont vieux, mais ils sont drôles. Ils rient de leur travers, de leur mémoire qui fuit. Ils disent, c’est quand nous ne pourrons plus en rire que ce ne sera plus drôle. Je ferme les yeux sur ce triste constat, car je ne voudrais pas être abandonnée une autre fois.
Alors, je fais tout ce qu’il faut pour qu’ils s’attachent à moi: je suis libre, indépendante et affectueuse, je joue avec eux, je me cache et bondis à leur approche, je mange avec appétit les croquettes qu’ils me donnent, j’essaie de déjouer leurs plans quand ils m’empêchent d’aller dans la cuisine et je ronronne très fort quand ils me prennent dans leurs bras. Je pense avoir gagné leur affection.
Hier, tandis que j’étais cachée sous le lit, je les ai entendus qui parlaient à voix basse, juste avant qu’ils n’éteignent les lumières: À présent que nous avons Cybèle, il nous faudra tenir encore au moins quinze ans.
Je peux dormir tranquille, ce sont des gens de parole.