Humeur dubitative, ce matin. Faut-il en vouloir aux riches d’être aussi
peu partageurs ? Faut-il empêcher les écureuils de se nourrir aux mangeoires des oiseaux ? Des questions préoccupantes si on veut mettre fin à l’inégalité.
Une chronique qui fait réfléchir.
Le grand écart
Un sport de riche
Chronique de Josée
Blanchette publiée dans Le Devoir, le 7 février 2014
«Je ne serai jamais riche. Je ne ferai jamais partie du 1 %, ni de la
BohèmeW insouciante. Comme beaucoup de pigistes, je vois les T4 rentrer, les factures
s’empiler, les pubs de REER me culpabiliser (oui, je contribue, merci),
mon salaire stagner, mon pouvoir d’achat diminuer, et je sursaute lorsque la
caissière me réclame 16,49 $. J’ai osé lui demander s’il y avait une
erreur. « Un pain, deux croissants et deux chocolatines. Non, c’est
exact ! » Petit malaise ; vous payez en vous maudissant
d’avoir l’air de ce que vous êtes : une pigiste trop gourmande et un peu
anxieuse, ou l’inverse.
Vous l’avez sans doute remarqué, le coût des aliments a augmenté de
19 % entre 2007 et 2012. Je peux encore me payer du pain et
des viennoiseries chez Première Moisson, la boulangerie de la classe moyenne.
Je suis (presque) riche.
Mais voulez-vous connaître la différence entre un vrai riche et moi ?
Qu’ils s’appellent Pierre Karl Péladeau, Serge Godin ou Alexandre Taillefer,
aucun ne s’étouffe à la caisse quand on leur réclame 16,49 $. Le pain
coûte le même prix pour tout le monde.
On sait peu de choses sur les riches car ils peuvent se payer le luxe
d’être discrets et recherchent rarement la publicité. Et c’est ce qui rend si
intéressante la série documentaire Les grands moyens, du
journaliste Bernard Derome, diffusée à Télé-Québec. De vrais milliardaires du
Québec, comme ceux que je viens de nommer, ont accepté de se confier, de parler
du capitalisme et de ses dérives avec l’ancien chef d’antenne de Radio-Canada.
L’inégalité est au coeur des questions, bien sûr. Comme elle l’était dans
les sous-titres au récent Forum économique mondial de Davos. Sujet tabou s’il en
est, et le malaise se fait palpable parfois, même si on arbore la tenue
relâchée du pull de cachemire à la maison de campagne. Derome demeure amical,
mais ne les ménage pas moins. En substance, il leur dit : faites-vous trop
d’argent ? Et est-ce que ça vous pose un problème moral ? Pis, chez
vous sont bien ?
La sérénité a un prix
Sans être judéo-chrétien, on n’a qu’à regarder autour de soi, tout nous
parle du ras-le-bol des gagne-petit et de disparités, que ce soit le mouvement
Occupy ou ces jeunes Brésiliens qui envahissent les riches centres commerciaux
climatisés de Rio ou São Paulo pour y faire du grabuge, ou encore les films — The
Wolf of Wall Street de Scorsese ou Le capital de
Costa-Gavras — sur nos écrans. Le 1 % détient 50 % des richesses au niveau
mondial. Aux États-Unis, le 1 % captait 9 % des revenus en 1980. En
2008, il était passé à 24 % des revenus.
Quant aux salaires, des dirigeants qui gagnaient 25 fois plus que leurs
employés dans les années 1970 en font aujourd’hui 150, voire 500 fois plus. « Si
y’a pas de misère, les gens vont accepter qu’il y ait des différences de
rémunération. Ce qui est triste, c’est quand les gens n’ont pas d’emploi », pense Serge
Godin, p.-d.g. de CGI, milliardaire qui emploie 70 000 personnes dans 40
pays.
Ils vous diront tous que Céline Dion ou un joueur de hockey gagnent aussi
beaucoup d’argent, qu’ils créent des emplois. Ils ont raison, mais pas de la
même façon.
« Les gens riches ne veulent pas remettre ça en question »,
me confie Michel Nadeau après avoir visionné Les grands moyens. Directeur
général à l’Institut sur la gouvernance et ancien numéro deux à la Caisse de
dépôt, Michel Nadeau a aidé plusieurs millionnaires à se bâtir au Québec. Il se
dit fasciné par la richesse et maintient que notre province a besoin des
riches. « Je pense qu’on peut gagner de l’argent honnêtement. C’est
cette paix intérieure qu’ils affichent tous qui me fascine. Ils ont la
certitude que ça ne les touche pas, qu’ils auront toujours de l’argent. Mais tu
ne peux pas comparer Céline Dion et le président de Cascade. La performance de
Céline repose sur ses épaules seules. Si le président de Cascade tombe malade,
son entreprise va continuer à engranger les profits. On ne parle pas de la même
chose. Comme disait l’économiste John Kenneth Galbraith, “ la beauté du
capitalisme, c’est quand tu te réveilles le matin et que tu sais que ton argent
a travaillé pour toi toute la nuit ”. » Le jour où Céline
sera cotée en Bourse, on pourra mélanger le beurre et l’argent du beurre.
Du pain et des jeux
Tout comme l’économiste Pierre Fortin, interviewé par Bernard Derome,
Michel Nadeau conclut que le Québec est relativement épargné sur le plan des
inégalités. L’écart entre riches et pauvres ne se serait pas tant accru dans
les 35 dernières années après impôts et transferts. La social-démocratie et
l’État-providence permettent de limiter les dégâts observés dans le reste du
Canada et aux États-Unis. Reste que depuis 30 ans, le salaire moyen au Québec a
augmenté de 1 % par an, alors que l’inflation, elle, a été de 3 %
annuellement. Ça explique mon saisissement devant les 16,49 $ à la
boulangerie, j’imagine.
« La classe moyenne n’a pas détérioré son pouvoir d’achat, pense
toutefois Michel Nadeau. Elle a profité de l’économie asiatique et de ses
bébelles ; les autos, la technologie n’ont à peu près pas connu
d’inflation. Par contre, le 20 % le plus riche a bénéficié de la
progression des marchés boursiers (30 % à l’extérieur du Canada l’année
dernière) et le 20 % inférieur s’est détérioré. » Lui reste les
cartes de crédit, dont les intérêts profitent à qui ?
« Le capitalisme, c’est un beau système si t’es fort, discipliné.
Mais les plus faibles se font de plus en plus avoir, constate Michel
Nadeau. L’État est de moins en moins présent. »
Et tout le monde s’entend aussi pour dire — même l’ancien premier ministre
Paul Martin, dans Les grands moyens — que la classe
moyenne s’érode doucement vers le haut et vers le bas. « Ça va
appauvrir tout le monde », avertit Martin.
Une chose me semble évidente : la honte de faire de l’argent au
Québec est aussi forte que celle de ne pas en avoir. Et pour conserver sa
sérénité, il faut se couper du monde dans les deux cas.
Sur ce, je ne regarderai pas la cérémonie officielle des Jeux d’hiver ce
soir. Tout ce qui brille n’est pas or. Et 50 milliards pour quelques
petites médailles, c’est beaucoup de sparages pour faire oublier le prix du
pain au peuple.
http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/399259/le-grand-ecart