Je défie un ermite
de jeûner sans donner un goût exquis
à son eau claire et
à ses légumes.
Aldous Huxley
Tiens, un
article qui parle du goût des aliments. Un point de vue qui me plait bien, mon
bonheur du jour à partager.
Le goût
Chronique de David
Desjardins publiée dans Le Devoir, le 25 mai 2013
« J’entre à
l’épicerie, feins d’emprunter l’allée de gauche pour me dérober au regard de la
madame qui m’invite à goûter ses saucisses avec son sourire Pepsodent, puis
j’oblique vers la droite en direction de l’étalage bio. C’est pour les
carottes. Elles sont plus croquantes, plus sucrées. S’il m’arrive d’en acheter
d’autres par mégarde, je le remarque aussitôt.
Je suis lentement
en train de changer mes habitudes d’achat, mais pas pour les raisons qu’on
imagine. Ce n’est ni pour ma conscience sociale ni pour ma santé. Mais parce
que la viande de producteurs locaux est généralement meilleure au goût. Le
poisson ? C’est une affaire de fraîcheur, surtout, qu’on obtient que chez le
spécialiste. Alors, je vais chez le meilleur poissonnier, rue Saint-Joseph.
Pour le plus bas prix, on repassera. Il m’en coûte toujours plus cher qu’à
l’épicerie pour un morceau de saumon. Sauf que je sais d’où il vient, comment
on l’a nourri. Et au-delà de ces considérations, j’en préfère la saveur, la
texture.
Cela fait quelques
jours que je patauge dans la politique de souveraineté alimentaire du
gouvernement, et nulle part il n’est question de cela. Du goût des choses. Je
pourrais vous dire qu’on y élude aussi la diversité biologique. C’est vrai.
De la même manière
qu’il y est très peu, voire pas du tout question d’arrimer la demande et
l’offre. C’est un point soulevé par de nombreux experts. Par l’Union paysanne.
Et à l’UPA, on est bien d’accord aussi qu’il y a là des ficelles à attacher.
Parce que même lorsqu’ils veulent acheter local - incitatif ou pas -, les
transformateurs, souvent, ne trouvent pas ce qu’ils cherchent. Simplement parce
que le marché n’existe pas pour ces acheteurs potentiels qui n’ont rien de
marginal, puisqu’on parle de grandes chaînes.
On pourrait aussi
ajouter que, parmi les failles de cette politique, il y a l’absence de tout
discours réformateur sur l’industrie. J’en suis d’autant plus surpris que le
président de l’UPA lui-même m’a dit ne pas être contre le changement, à
condition de ne pas détruire les structures existantes. À l’Union paysanne, on
confirme que ce n’est pas leur intention. Ces gens-là ne s’aiment pas d’amour,
mais en acceptant qu’il y aura toujours des dissensions - surtout en ce qui
concerne le monopole syndical et la régulation du marché -, on n’est pas si
loin d’un terrain d’entente, m’a-t-il semblé.
Sauf que le
principal obstacle à un vrai discours sur l’agriculture qui se tienne et qui
relève d’autre chose que de l’achat local, c’est encore l’alimentation.
Parce que tant que
la population sera obsédée par le plus bas prix, on n’en sortira pas. Il faudra
toujours financer la production pour qu’elle soit concurrentielle avec celle de
l’étranger qui bazarde ses stocks. Et les velléités de sécurité alimentaire, de
diversité biologique et autres demeureront l’affaire de la marge.
C’est loin d’être
banal. Je veux dire qu’il y a là un héritage immense qui se perd : comprendre
ce qu’on mange et savoir juger de la qualité des aliments. En France, par
exemple, 87 % des enfants ignorent ce qu’est une betterave, 25 %, que les frites
sont faites avec des pommes de terre, 40 %, d’où vient le steak haché
(Libération, 23 mai 2013).
J’ai envie de dire
que c’est une question de culture, plus large. Surtout si je regarde les
meilleurs vendeurs parmi les livres dans l’Hexagone : le nouveau Dan Brown,
Cinquante nuances de Grey d’E. L. James. Les mêmes merdes qu’ici, Anne
Robillard en moins. La même malbouffe pour la tête. Pourquoi ce serait
différent dans l’assiette ?
On m’a invité à
une conférence au Cercle, à Québec, le 29 mai. Il y sera question des enjeux
sociaux liés à l’agriculture. Dans le document, on parle de pouvoir « manger
libre ». Pour ceux qui en ont envie.
Et c’est cette
envie-là qui manque à la politique de souveraineté alimentaire. L’envie de
manger autrement qu’en économisant. Je veux dire que cette politique n’est pas
mauvaise. À condition qu’on la considère pour ce qu’elle est : commerciale. Et
politique. Mais pas sociale pour deux cennes.
On peut bien
inciter les Québécois à acheter local. Ils ne seront pas plus libres pour
autant.
Encore inféodés au
plus bas prix. Encore en file chez Costco pour remplir le panier d’épicerie le
moins cher, au mépris de la qualité de ce qu’il contient. Se croyant libres
parce que les économies qu’on y fait permettent d’acheter des choses dont la
pub nous dit qu’elles sont plus essentielles encore que ce qu’on mange.
La politique
proposée ne nous affranchira pas de la tyrannie d’un marché qui peut vendre des
tomates dégueulasses simplement parce qu’elles sont moins coûteuses. Le seul
levier qui donne de la perspective aux choses pour que, soudainement, elles ne
se contentent plus de nous remplir jusqu’à nous rendre obèses dans le ventre ou
dans la tête, c’est toujours pareil, et ça s’apprend. Vous aviez compris :
c’est le goût. »