La haine, la connerie, triste bilan
Chronique de Pierre Foglia publiée dans La Presse, le
20 mars 2013
« (Bagdad)
L'école publique Al Kotha. Dans le New Bagdad, pas si «new» que ça. On est au
coeur de Bagdad, tiens, la rue Saint-Hubert dans le bout de Beaubien. On est
chez les chiites. Je suis dans une classe de petite filles d'une dizaine
d'années, ce n'est pas un hasard, bonjour, mesdemoiselles, quel âge avez-vous?
Trente petites
mains se lèvent, j'ai 10 ans! Moi aussi! Moi aussi!
Toi, avec des
nattes, tu t'appelles comment?
Salina, j'ai 10
ans.
Toutes en
uniforme. Chemisier blanc sous une longue robe bleue qui tombe sur des
leggings, les mêmes que chez nous. Vous avez toutes 10 ans alors? Ça me fait
penser à un truc...
C'est Ziad qui
traduit. C'est mon fixer, un peu mon ami aussi, le même que celui de mon
dernier voyage en Irak.
Ça me fait penser
à un truc, mesdemoiselles, après-demain sera une journée spéciale pour l'Irak,
qui peut me dire spéciale en quoi? Six ou sept mains se lèvent.
Oui, Salina?
C'est la fête des
Mères?
Non, Salina. Et
toi? Ton nom? Zaïnad? Alors Zaïnad, cet évènement spécial?
L'arrivée du
printemps?
Non, Zaïnad. Pas
l'arrivée du printemps. J'ai eu aussi le jour de la Terre, le jour des arbres
et la petite Mariam, celle-là sans doute chrétienne, m'a dit le jour des oeufs?
Eh non, Mariam,
pas le jour des oeufs.
Demain, les
enfants, demain, tadam! c'est l'anniversaire de l'invasion de l'Irak par les
troupes américaines (et un peu les troupes anglaises).
La directrice
fulminait. On ne parle pas de ces choses-là à l'école en Irak. Le mot américain
est banni, pas pour ce qu'il désigne, mais pour les disputes qu'il suscite, on
ne dit pas non plus chiites, sunnites pour les mêmes raisons. L'école irakienne
se veut un cocon fermé aux bruits de la rue, aux explosions, c'est pas une
mauvaise idée, mais ça marche pas vraiment.
Bref, les
Américains promettaient à ces gamines, qui sont nées quand ils sont arrivés, la
démocratie. Entre autres. Et ce qui vient avec.
Résultat, 10 ans
plus tard?
Aujourd'hui, le
mardi 19 mars 2013: 50 morts, 200 blessés. Cela a commencé à sauter à 8h ce
matin dans tout le Bagdad chiite. Cinquante morts, c'est le chiffre officiel,
sûrement le double, les autorités cherchant toujours à minimiser leurs pertes.
Cinquante morts, 200 blessés, juste pour ce mardi dans une vingtaine
d'attentats à la voiture piégée, dont deux placées où, pensez-vous? Placées
devant une école. Non pas celle des petites filles. Mais pas loin. La pire
journée depuis six mois à Bagdad.
***
Il se trouve que
je connais un des blessés. Je lui ai parlé lundi. Ziad, mon fixer, vient de
m'appeler: tu sais, les travailleurs qu'on a rencontrés près de chez moi sur
New Bagdad Street? Tu sais, ces types qui attendent dans la rue qu'on
vienne les chercher pour des jobs, ces types avec des brosses au bout d'une
longue tige pour déboucher les tuyaux? Tu te souviens de celui qui t'as dit que
ça faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas eu de job, qu'il n'osait pas
rentrer à la maison les poches vides, trois enfants, rien à bouffer... Tu m'as
dit on lui donne quelque chose? Tu te souviens? Lui. Je viens de le retirer des
décombres d'une explosion à la voiture piégée...
Mort?
Blessé à l'épaule,
pas trop gravement.
Je prends un taxi
et j'arrive?
Tu ne passeras
pas, toute la ville est bloquée, ça a sauté à Sadr City, à Kazimyah, à
Karrada...
Ziad déjeunait
dans son petit café préféré, en bas de chez lui, quand la première voiture a
sauté 200 mètres plus loin. Elle a explosé vers l'heure de la rentrée des
classes, tuant neuf petits garçons de 6 à 12 ans. Les gens se sont précipités
pour porter secours, évidemment, boum, la deuxième voiture a explosé juste
avant que Ziad arrive sur les lieux. Pour ce seul attentat, une vingtaine de
morts, et des blessés.
Le résultat 10 ans
plus tard, c'est exactement ça.
Les morts. La
haine. Tuer des enfants exprès parce qu'ils sont chiites. Signé Al-Qaïda. Ou
l'ISI pourÉtat islamique d'Irak, une création d'Al-Qaïda. Tuer le plus de
chiites possible pour déstabiliser le gouvernement du chiite Nouri al-Maliki.
Opération réussie: le gouvernement a annoncé le report des élections régionales
prévues le 20 avril pour cause d'insécurité.
Il y a 10 ans
aujourd'hui, quand les Américains ont envahi l'Irak, y'avait pas l'ombre
d'Al-Qaïda en Irak. Pas plus d'Al-Qaïda que d'armes de destruction massive.
***
Je pose cette
question idiote depuis que je suis arrivé à Bagdad. Vous souvenez-vous de ce
que vous faisiez le 20 mars 2003? Adil, Saab, Hussan Kadim n'en ont aucune idée.
Et aucune idée non plus pourquoi je leur demandais ça.
Le 20 mars 2003,
les Américains ont envahi votre pays, espèces de nonos. Pensez pas que c'est
une bonne occasion de faire le bilan?
Cinquante morts
aujourd'hui, c'est pas assez clair comme bilan? m'a demandé Adil qui est
électricien.
Et 4500 morts en
2012 seulement, c'est plus que les Américains en 10 ans. Et 120 000 civils
irakiens tués en 10 ans. C'est trop court, comme bilan?
Ce que je faisais
le 20 mars 2003? T'es pas sérieux! Au moins, demande-moi ce que je faisais le 9
avril 2003, m'a dit Bassem, c'est le 9 avril que les Américains ont pris
Bagdad. C'est le 9 avril que je les ai vus pour la première fois.
Ç'a été une très
bonne journée pour les chauffeurs de taxi, d'ailleurs. Tout le monde se sauvait,
tout le monde voulait aller au terminus d'autobus où il n'y avait plus
d'autobus, j'avais beau leur dire, ils voulaient y aller pareil...
Mais toi, Bassem,
tu ne te sauvais pas?
Avec neuf enfants
et deux épouses, tu te sauves pas vite. (Petite note en passant, il a
aujourd'hui 12 enfants et 3 épouses, Bassem est mon chauffeur à Bagdad.)
Revenons au 9
avril, restait-il des soldats irakiens pour défendre la ville?
Mais oui, plein,
se souvient Bassem. Des barrages. Des patrouilles. Des unités spéciales de
combat le visage barbouillé. Et puis, tout d'un coup, un peu avant midi, plus
personne! Tout d'un coup, plus un seul soldat irakien dans les rues de Bagdad.
Volatilisés! Comme s'ils s'étaient tous donné le mot: à 11h37, on déserte! Le
troc de l'heure était: donne-moi des habits civils, je te donne mon arme. Ce
jour-là, plusieurs Bagdadis sont rentrés à la maison en caleçon, une
kalachnikov à main.
Au début de
l'après-midi, un client m'a mis la main sur l'épaule, il m'a dit regarde
derrière, on roulait dans une petite rue parallèle à un grand boulevard: ils
étaient là! Les Américains! Sur le boulevard. Des chars d'assaut, des jeeps,
des antennes, des casques qui dépassaient des tourelles.
En plus du taxi,
je tenais un petit commerce dans une cabane en tôle avec deux réfrigérateurs,
je vendais du Coca-Cola, du 7 Up, des cigarettes, j'y étais deux ou trois
jours plus tard, cinq Américains sont arrivés, m'ont demandé 5 Coca, m'ont
payé. Parmi eux, il y en avait un qui parlait arabe, probablement d'origine
égyptienne, on a échangé quelques mots, as-tu des enfants, ceci, cela.
Une semaine après,
Bagdad a commencé à manquer d'essence et j'ai eu le culot d'aller leur en
demander à l'école où ils avaient leurs quartiers, m'ont dit O. K., mais tu vas
aller faire des courses pour nous. Je suis allé leur acheter des tomates et des
patates.
***
Et toi, Salim, le
9 avril 2003?
Moi, j'ai marché.
Je suis parti d'un petit village près de Babylone où ma famille s'était
réfugiée pour retourner à Bagdad, 120 kilomètres par des petites routes... Les
premiers Américains que j'ai rencontrés m'ont jeté à terre, m'ont demandé où
j'avais caché mon arme.
Je ne suis pas un
déserteur.
T'as pourtant
l'âge d'être militaire... C'est un Noir qui faisait la traduction en arabe. Il
m'a dit tu trembles de peur. Je lui ai dit non, je tremble de faim. Ils m'ont
donné à manger. M'ont dit c'est du porc, ça te dérange? J'ai dit oui, ça me
dérange. M'ont donné du boeuf.
Je suis reparti. À
mi-chemin, je suis tombé sur une autre patrouille américaine qui venait de
ramasser un blessé par balle. Un déserteur, celui-là, il saignait sur le côté,
s'était fait un tampon avec son t-shirt. Eux aussi m'ont jeté à terre. J'étais
sûr de me retrouver dans un camp de prisonniers. M'ont donné de l'eau puis
m'ont chassé. Comme je restais planté là, y'en a un qui a dit quelque chose,
j'ai compris taxi, sûrement: tu veux qu'on t'appelle un taxi? Les autres ont
ri. Sont montés dans un camion, m'on fait signer de les rejoindre, m'ont laissé
dans Bagdad.
Quand je suis
arrivé chez nous, des voleurs étaient en train de vider la maison. C'est une
belle histoire, non? Des Américains m'ont donné à manger, à boire, m'ont
reconduit à deux pas de chez moi où des Irakiens étaient en train de me voler
tout rond.
Je me suis dit que
les Américains étaient gentils.
Après, j'ai
découvert qu'ils étaient très cons. J'ai découvert aussi que la connerie tue.»
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