« Le livre de la vie est le livre suprême.
Qu'on ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix ;
Le passage attachant ne s'y lit pas deux fois.
Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même ;
On voudrait revenir à la page où l'on aime.
Et la page où l'on meurt est déjà sous vos doigts. »
Alphonse de Lamartine
Je
t'aime bien l'abbé
Article
signé Savignac blogueur,
publié
le 31 octobre dans le Huffington Post (voir le lien ci-dessous)
Lettre à l'abbé Raymond Gravel
« Je t'aime bien l'abbé. Tu vas me
dire qu'il serait temps, et que c'est tout de même curieux comme on peut être
aimé et chéri au temps béni des métastases. C'est vrai. Mais je t'aimais bien
avant aussi, c'est juste que chez nous, ça se faisait pas dire ces choses-là,
je t'aime, je t'aime bien. Et encore moins à un curé, parce que vois-tu l'abbé,
à la maison, ça ne priait guère, disons. Ou du moins, c'était un peu toujours
la même prière qui revenait quand le père rentrait épuisé, sale et en colère,
le soir: pendre le dernier des curés avec les tripes du dernier des patrons. Je
viens de là l'abbé, je viens de loin. Je viens de loin pour te dire salut.
L'abbé, tu vas mourir. Je ne te cache
pas que je suis un peu jaloux, ayant moi-même caressé l'espoir d'un départ
romantique et prématuré il y a quelques années, espoir déçu par un cancer qui
n'a pas tenu sa parole. Le tien a l'air pas mal plus prometteur. Un autre qui
veut bouffer du curé, comme disait le père.
Normalement, je t'aurais écrit après
que tu aies soufflé ta dernière chandelle, égrené ton dernier chapelet. C'est
comme ça qu'on fait, c'est plus convenable, et comme les morts sont tous des
braves types, ça produit généralement de la bonne littérature, certes aux
sentiments parfois dégoulinants, mais quand même terriblement distingués. Mais
quand j'ai vu combien tu avais été sali et méprisé, tantôt par tes propres
patrons, tantôt par des illuminés prêts à scolariser un zygote prépubère, je me
suis dit que t'étais capable d'en prendre de l'amour, et que par ailleurs, quoi
que tu en penses, j'ai bien peur que tu ne puisses lire les hommages qui fleuriront
au premier matin sans toi. D'aucuns diront que tu veilles désormais sur nous,
ça les rassurera, mais je crains plutôt que tu n'entendes plus vraiment nos
prières.
Je le sais, j'ai pas la foi l'abbé. Je
t'aurais vu toi, avec le père. Et puis tes patrons ne m'ont pas vraiment aidé,
mettons. Mais je vais te faire une confidence: ça me manque parfois. La
contemplation, l'espérance, l'amour éternel, ces trucs-là. Alors, pour combler
mon vide, j'ai embarqué dans une espèce de foi bon marché, une petite foi en
l'humain, faute de mieux. Mais c'est une foi vaine qui donne trop peu d'espoir.
Dieu, on dirait que c'est bien, mais je l'ai pas trouvé.
L'abbé, tu vas mourir. Tu fais bien,
il se passe de drôles de trucs ici. On nous avait promis que le siècle serait spirituel
ou ne serait pas, et regarde ce qu'on fait à la place; tes confrères nous ont
trop tripotés, nous on accumule et on convoite, on s'engueule et on se hait, et
notre Dieu à tous est désormais une pomme lumineuse. Les psychologues font la
confesse, les églises font des condos, et la charte fait la bible.
Je vais m'ennuyer, l'abbé, de ta voix, de ta
bonté et de tes doutes. Je vais m'ennuyer de ton intelligence et de ta liberté.
Je t'aime bien l'abbé. Bon vent, prends ton temps encore si tu veux, mais lutte
pas trop, t'as fait ta part.»
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