Le libraire, dernier métier romantique
Chronique de Josée Blanchette publiée
dans Le Devoir, le 22 novembre 2013
«Je ne suis pas femme de salon. Plutôt boudoir, alcôve ou
antre. Je ne m’illumine pas aux néons, parfois à l’ampoule ou à la fibre
optique, très luminothérapie depuis novembre, plus jamais de bougies depuis l’incendie.
La plupart de mes livres en sont ressortis quasi intacts, mais pas le chat. Et
14 ans plus tard, je regrette encore Marlowe, héros crooner de roman policier.
Ce chat, c’était l’inspecteur Marlowe de Raymond Chandler, la dégaine, l’intelligence
et la mort tragique. Tout juste s’il ne fumait pas.
En général, je ne suis pas attirée par les écrivains de
salon. Il leur manque un chat, une cigarette, une théière, un je-ne-sais-quoi d’incarné.
En fait, je ne conçois pas qu’on puisse vendre ses livres soi-même. L’intermédiaire
est un sas nécessaire, moins brutal pour les natures hypersensibles dont je me
réclame.
Le libraire est un passeur, un missionnaire millionnaire,
le dernier des romantiques, issu d’une longue lignée d’amants du papier.
Et depuis que j’ai été libraire d’un soir chez Raffin, j’ai
perçu un métier fait d’humilité, de discrétion, de passion et de curiosité.
Retranchés derrière les jaquettes de la nouveauté et le fond de culotte du
commerce, les libraires ne sont pas des vendeurs ordinaires, ils ne font pas
que trouver chaussure à votre pied; ils participent à une vision du monde.
Mondialisation et proximité font partie de leur lot quotidien.
Oh, bien sûr, ces rats de bibliothèque sont un maillon d’une
chaîne impitoyable qui nous fourgue aussi des décorations de Noël, des bidules
de cuisine, des casse-têtes et des jouets. J’ai même retrouvé les fromages et
les cidres de l’abbaye Saint-Benoît-du-Lac chez Paulines, librairie de fond
pieuse (mais généraliste aussi) dirigée par une sainte femme, rue Masson. Elle
vous ristourne 10 % si vous achetez pour plus de 25 $. Pas le choix, elle se
fait traiter de « voleuse » par des clients membres de Costco…
Sa libraire jeunesse, une pro, m’a conseillé un livre
pour les garçons qui n’aiment pas lire. J’ai aussi acheté L’invention de Hugo
Cabret, joli roman graphique garni de dessins au fusain, que mon B ne feuillettera
même pas parce qu’il a vu le film en couleur et en 3D. Au fond, je l’ai pris
pour moi, pour la compagnie.
Glander au fil des rayons
C’est peu dire que j’affectionne le hasard, bouquiner,
musarder, flâner, m’asseoir dans une librairie. Le rapport au temps n’est pas
le même que sur Amazon. Le lien avec l’objet non plus. Les rencontres sont
parfois surprenantes. Le libraire est un horloger qui vous redonne le droit d’hésiter
entre tous les titres, de lantiponner, synonyme de tergiverser.
Dans la plupart des librairies indies (indépendantes), on
retrouve des libraires qui ont étudié en littérature, font partie du jury des
prix jeunesse, ont un parent écrivain ou le sont eux-mêmes. Des mordus qui
suivent l’actualité du livre et s’en font une gloire intime.
Je suis restée pantoise (pantoite?) d’admiration devant
le jeune libraire Steph Rivard qui conseillait une lectrice boulimique venant
de dévorer toute l’oeuvre de Jean-Philippe Toussaint (quatre livres dont le
dernier s’intitule Nue). On peut entendre Steph chaque mois à l’émission La
librairie francophone et il vient de publier le roman Les fausses couches.
Sans savoir comment, nous en sommes venus à causer Zola,
puis Duras. La jeune femme est repartie avec L’amant et Jeanne chez les autres
après un quart d’heure à discuter littérature avec de vrais toqués. « J’ai réalisé
qu’elle aimait le style “ Minuit ” (les éditions de), des livres très é-crits »,
m’a glissé Steph, qui connaît non seulement ses poulains mais aussi les écuries.
Titulaire d’une maîtrise en création littéraire, il a aussi étudié la
psychialittérature, de style Marie-Sissi Labrèche et son Borderline.
Si vous passez au Salon du livre de Montréal, Steph est l’un
des deux (!) libraires engagés pour la première fois cette année afin de
conseiller les visiteurs librement, au fil des déambulations.
Le plus difficile dans ce métier? Savoir parler du livre
et saisir le style du lecteur tout en l’aiguillant vers un éden qu’il ne soupçonne
même pas.
À l’ombre des livres
De la difficulté d’être libraire, je retiens qu’il faut à
la fois se placer devant le livre et derrière l’auteur. Position de retenue et
de séduction que tous n’arrivent pas à endosser. Le libraire lance une invite
muette que vous acceptez ou non. Il vous entraîne dans ses rayons de miel ou de
fiel, face à face avec des favoris à la fois bavards et cois. Il leur prête une
voix. Et on choisit son libraire comme on détecte le critique idoine, par
affinités.
Comme tous les intermédiaires, qu’ils soient agents
immobiliers, agents de voyage ou morues, le libraire est une espèce menacée.
Mais il est probablement plus taxé par la prolifération de jeux vidéo que par
les gros marchands en ligne et les hypermarchés. C’est le livre lui-même qui
perd des plumes.
Entre les parutions qui déboulent — elles ont doublé en
France depuis 15 ans —, le roulement trop rapide (publish or perish, vous n’avez
même pas trois mois sur les présentoirs), la concurrence numérique, le combat
du prix unique, les événements à organiser pour se démarquer et créer un pôle
culturel, le fonds à gérer, la présence sur les réseaux sociaux, le taux de
littératie moins élevé dans certains quartiers, le bénéfice net famélique —
entre 0,5 et 2 % du prix du livre —, il ne reste plus guère qu’une poignée d’irréductibles
qui y croient encore.
La librairie Monet, spécialisée en littérature jeunesse
et bédé, située dans un centre commercial improbable de Cartierville, vient d’agrandir.
C’est dire comme la niche y fait parfois beaucoup.
Peu importe où l’on se tourne, la librairie de fond
maintient une offre beaucoup plus vaste que la demande (300 livres chez Costco,
sur 35 000 publiés par an) et elle contribue à nous émanciper. On dit que
chaque fois qu’un vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Mais chaque
fois qu’une librairie rend l’âme, c’est notre imaginaire qui part en fumée.
***
Lu le magazine Le libraire (nov.-déc. 2013) offert
gratuitement dans les librairies indépendantes. Ce numéro parle des métiers de
papier, des professions que les écrivains exercent pour pouvoir écrire.
Graphistes, comédiens, profs, parfois même journalistes… Le rédacteur en chef
Stanley Péan y va d’un édito où il cite un article scientifique du magazine
Science stipulant que la lecture d’oeuvres de fiction littéraire développe des
compétences telles que l’empathie, la communication, la solidarité, la maîtrise
et la compréhension des sentiments. lelibraire.org. »
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