Je ne pense jamais au futur ; il vient assez tôt.
Albert Einstein
La création tuée par la créativité
Chronique de Fabien Deglise publiée dans Le
Devoir, le 23 avril 2013
« En voilà un joli
paradoxe : en se montrant de plus en plus technologiquement créatif, l’humain
est-il en train de mettre en péril sa propre capacité de création, tout en
s’assurant à l’avenir de devenir idiot ? Un philosophe biélorusse, Evgeny
Morozov, le croit avec vigueur. Et du coup, il incite à tendre l’oreille et à
s’éloigner de son téléphone dit intelligent tout comme de son GPS, afin
d’éviter un peu de se perdre.
Dans son livre
intitulé To Save Everything, Click Here (« Pour tout sauver, cliquez ici »)
publié chez PublicAffairs, l’intellectuel fait l’autopsie de ce qu’il appelle
le « solutionnisme », cette pas très nouvelle doctrine qui propose de résoudre
tous les petits et gros problèmes de l’humanité par l’entremise de la
technologie et du numérique. Parfois en les anticipant.
Le solutionnisme,
c’est ce qui a mis au monde le iPhone, appareil qui fait flirter avec
l’ubiquité et l’omniscience en prétendant combattre la solitude. C’est lui qui
a façonné la cartographie numérique avec qui il n’est désormais plus possible
de se perdre. Tristement. C’est aussi lui qui dicte le développement de ce
qu’on nomme l’« Internet des objets », un monde où tous les objets du quotidien
vont être reliés à un réseau sans fil pour améliorer l’existence.
Comme quoi ? Comme
les vêtements composés de tissus intelligents qui se préparent avec leurs
capteurs intégrés à informer leurs occupants en temps réel de leurs besoins
énergétiques ou hydriques en fonction de la température extérieure. Ils
pourront au passage transmettre ses signes vitaux à un médecin physiquement
ailleurs. Le frigo branché, lui, va tenir avec précision son propre inventaire
et anticiper, pour le propriétaire de l’appareil, ses besoins en lait, beurre,
bière ou tofu.
Dans cet univers,
la brosse à dents va, elle, tenir les statistiques de brossage et même les
transmettre à notre dentiste ou à nos amis pour trouver de l’encouragement
social et numérique dans la quête d’une meilleure hygiène buccale. Même chose
pour la BinCam, une « poubelle intelligente » imaginée par une équipe de
scientifiques allemands et britanniques qui cherche à rendre le recyclage plus
efficace. Comment ? En prenant des photos de son contenu pour le partager en
ligne avec ses amis ou des spécialistes en vidanges. La force du groupe,
l’esprit collaboratif mis au service de l’environnement et d’une bonne
citoyenneté environnementale. Dans le fond à gauche, on en voit déjà qui en rêvent
!
Morozov n’est pas
de ceux-là. Au contraire. Pour lui, même si la majorité de ces innovations
semblent ludiques et amusantes, plusieurs d’entre elles placent l’humanité sur
une pente glissante. Ce serait le cas de ces outils branchés dont la fonction
principale a été pensée par des « ingénieurs de la Silicon Valley » pas
seulement pour venir en aide à leurs contemporains, mais surtout pour améliorer
un comportement. Pour eux, dit le penseur, « l’intelligence » accordée à un
objet, c’est une façon de « transformer la réalité sociale d’aujourd’hui et de
sauver les âmes désespérées qui l’habitent ».
La BinCam aurait
ça dans le fond, tout comme la HAPIfork, une fourchette qui veut nous empêcher
de manger trop vite, en suivant de près nos mouvements de bras à table, pour
mieux les corriger. Une version capable d’analyser la valeur nutritive de ce
qu’on pique est probablement en cours de développement. Pour le pire.
« En devenant plus
intrusives, les technologies intelligentes risquent de mettre en péril notre
autonomie, écrit Morozov, et ce, en cherchant à supprimer des comportements que
quelqu’un, quelque part, a considérés comme indésirables. » Il ajoute que les
imperfections de la condition humaine font finalement sa richesse, tout comme
les frustrations, les interdits, l’échec et les regrets font que
l’accomplissement « a un sens ». Mieux, cela garde le cerveau et la créativité
humaine en alerte, poursuit-il.
Amusant. En 2007,
un livre pour enfants intitulé Bête comme une oie (Hachette) avait très bien
cerné l’équation. Tout en loufoquerie, les auteurs y expliquent que les oies,
très intelligentes dans un passé très très lointain, s’étaient construit un
monde hypertechnologique pour répondre à tous leurs besoins. Or, quelques
générations plus tard, les machines se sont détraquées, et les volatiles alors
dépendants de leurs outils sont devenus, par la force des choses… complètement
stupides.
Inspirante, cette
histoire pourrait désormais inciter quelqu’un dans la Silicon Valley à mettre
au point un nouvel assistant à la navigation : le genre qui permet de trouver
les prophéties qui ne sont pas toujours là où on les cherche. »
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