dimanche 12 mars 2023

Jour 382 - Rouler jusqu’à la paix dans l’Ukraine en guerre


Le Devoir a accompagné un citoyen polonais à bord de sa fourgonnette transportant de l’aide humanitaire en Ukraine. Récit d’une solidarité sans faille.

La silhouette d’un homme se devine à travers le pare-brise brouillé par la pluie. Jaillissant dans le faisceau des phares, le garde-frontière s’approche, le visage enfoui sous sa capuche, fusil en bandoulière sur sa parka kaki. La scène pourrait paraître inquiétante dans ce décor nocturne des confins de l’Europe, n’eût été le poste-frontière en face, signalé en grandes lettres cyrilliques : « Bienvenue en Ukraine ». 

Le véhicule d’Arkadiusz Malicki, 46 ans, s’immobilise. Derrière le tableau de bord, le Polonais à la chevelure grisonnante baisse sa vitre, le temps d’un bref échange avec le fonctionnaire ukrainien. « Merci pour ce que vous faites pour notre pays ! » de louanger l’agent en uniforme. Ce genre de remerciements, Arkadiusz y a eu souvent droit, ces douze derniers mois. Douze mois que ce gaillard au regard doux effectue les traversées dans le pays voisin en guerre, parfois accompagné, toujours à ses risques et périls. Avec le même objectif : y livrer des tonnes d’aide humanitaire de manière désintéressée. 

Il est passé 22 heures. Dans la lumière blafarde du point frontalier de Korczowa-Krakovets, tout à l’est de la Pologne, les véhicules se font rares. « Plutôt calme, ce soir », observe, calé dans son siège, Arkadiusz — « Arek » pour les intimes. 

La mission du soir ? Loin d’être la plus périlleuse jusqu’ici pour notre homme : rejoindre Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, une région épargnée par les combats, quoique demeurant la cible occasionnelle de missiles russes. Là, le matériel qu’il doit livrer sera renvoyé, par l’entremise d’un intermédiaire, près des lignes de front, en Ukraine orientale. Ce soir de février, prenant à son bord Le Devoir, Arek en est à son 28e trajet vers l’Ukraine depuis l’invasion russe. 

Une trentaine de minutes viennent de s’écouler au poste-frontière. « C’est bon, vous pouvez y aller. » La route vers le pays en guerre se dessine droit devant, dans l’obscurité. 

Baptême humanitaire 
C’est à l’angle d’une station-service jouxtant l’aéroport Jean-Paul II de Cracovie, dans le sud de la Pologne, que le rendez-vous avec Arek était donné, quelques heures plus tôt. Le voilà qui arrive au volant de sa fourgonnette estampillée d’une croix rouge, des pointes de rouille s’invitant sur la carrosserie blanche. La cargaison à convoyer doit arriver d’une minute à l’autre au terminal de l’aéroport : des kilos d’équipements, surtout médicaux, à destination de soldats sur le front, près de Bakhmout, sous le feu incessant de l’artillerie russe. « C’est une médecin ukrainienne habitant Chicago qui a fait parvenir une bonne partie du matériel », explique Arek. 

Sur la chaussée mouillée du dépose-minute de l’aéroport, des dizaines de sacs s’entassent, lourds à faire courber l’échine. Un Arek grimaçant d’effort les engouffre dans le coffre. Un, deux, vingt-six… 

La fourgonnette ploie sous ces médicaments, garrots, bottes pour soldats, lunettes de vision nocturne. Les portières claquent. Départ. La fourgonnette roule à présent sur l’autoroute polonaise désertée. Alentour, des champs plongés dans les ténèbres. Il faut encore deux heures pour atteindre la frontière. Alors, dans l’intimité de l’habitacle, le regard fixé sur l’horizon balayé par l’essuie-glace, Arek se raconte. 

La nuit du 24 février 2022, tel un signe prémonitoire, le quarantenaire avait peine à fermer l’oeil. « Poutine a envahi l’Ukraine ! » lance aux aurores sa femme, Emilia, la voix étranglée. « J’en ai échappé ma brosse à dents, mon esprit tourbillonnait. » 

Bougies, denrées, jerricanes de carburant. Le surlendemain de l’agression, Arek chargea à ras bord sa berline. « Rester les bras croisés n’était pas une option », explique aujourd’hui le Polonais. Le plan : mettre le cap vers Boryslav, une ville de l’ouest de l’Ukraine, pour y livrer l’aide collectée, puis dans l’autre sens, prendre à son bord des Ukrainiens cherchant refuge en Pologne. De ce premier périple, doublé d’une évacuation, il n’en dit guère mot à sa famille. « Ma femme ne m’aurait pas laissé partir. Ce n’est qu’à Rzeszów, ville polonaise non loin de la frontière, que je l’ai avertie. Elle m’a intimé de faire demi-tour, en vain. »

En chemin, des amis l’informaient sur l’avancée des troupes de Moscou. Dans le brouillard de la guerre, d’aucuns redoutaient alors une capitulation ukrainienne. L’avertissement lancé par le douanier polonais lui donna le vertige : « Vous vous rendez compte que vous entrez dans une zone de guerre ? » Or, c’est au moment de traverser la frontière qu’Arek saisit « l’ampleur de la tragédie ». Sous ses yeux, un véritable exode de femmes et d’enfants hagards. La file pour passer dans le pays en paix, côté ukrainien, s’étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres. 

Roulant à rebours de ce sauve-qui-peut, Arek remarqua dans le flot une jeune mère avec sa fille de trois ans, toutes deux en sanglots. « Il faisait froid et sombre. Je leur ai donné une couverture, du thé. Et puis, la maman esquissa un sourire… » La scène, depuis, lui reste gravée dans l’esprit. 

La fatigue guette 
L’histoire d’Arek, c’est aussi celle d’une solidarité sans faille de nombre de Polonais qui, fédérés par ce même sentiment d’urgence, ont mis leur vie sur pause depuis un an. Originaire de Dąbrowa Górnicza, dans le sud-ouest de la Pologne, cet ingénieur de formation s’investit au sein de divers réseaux de volontaires, tous convoyeurs humanitaires improvisés. « Mais moins de gens vont en Ukraine pour aider qu’au début, où l’attention était plus forte. Certains ne peuvent plus se permettre de donner de leur poche », relate Arek. 

En Pologne, aux premières loges du conflit, c’est la société civile qui a pris à bras-le-corps l’assistance humanitaire, notamment l’accueil des exilés. Mais alors que fait rage une inflation record (17 %), la fatigue guette. Les élans d’entraide se sont étiolés, à l’instar de la politique de générosité de Varsovie. « Les Polonais sont éreintés, on ne se rend pas compte du fardeau qu’a dû prendre la société », soutient Agnieszka Kosowicz, présidente de l’ONG Polskie Forum Migracyjne. 

L’empathie, toutefois, va au-delà du portefeuille d’Arek. Ainsi a-t-il acheté à crédit sa fourgonnette, misant sur une cagnotte en ligne pour s’acquitter de sa dette d’ici le printemps. Depuis la débâcle de l’entreprise de construction dont il était à la tête jusqu’à l’an dernier, il se maintient à flot en multipliant les petits boulots. 

Difficile de distinguer sa vie privée de celle de ses missions humanitaires. « Pour éviter d’angoisser mes proches, j’évite de leur détailler mes activités », explique ce père de deux fils, 16 et 23 ans, et d’une fillette de 3 ans. Sur la route, le téléphone sonne : c’est sa femme, justement. « Une fois, elle m’a demandé : “Pourquoi tu fais ça ? Tu as des enfants, d’autres pourraient le faire”, témoigne Arek, à l’issue du coup de fil. Comme réponse, je lui ai montré la photo d’une fillette de Kherson, serrant contre elle une peluche que je venais de lui donner, deux semaines après la libération. Emilia en a pleuré. » 

Braver le danger 
Kharkiv, Bakhmout, Kramatorsk… La moitié de la trentaine de ses séjours ukrainiens concerne des localités à proximité de la ligne de front. « Des gens me racontent leurs histoires d’occupation. Quand je reviens à la maison après un aller-retour en Ukraine, ma fille me serre dans ses bras. Elle est ma motivation pour continuer. » Il a conscience que chacun de ces voyages pourrait être son dernier. En novembre, lors d’une livraison de nourriture et de médicaments à Dvorichna, dans la région de Kharkiv, le convoi dans lequel il était a vraisemblablement été la cible de bombardements russes. 

Une partie de la cargaison de ce soir sera expédiée à des hommes de la 80e brigade, déployée dans l’Est ukrainien. « Elle occupe une place importante dans mon coeur », dit Arek, dont trois de ses anciens collègues qui en faisaient partie ne sont plus de ce monde. 

Le navigateur GPS lui permettant de se repérer dans ces zones périlleuses, ce sont des hommes de cette unité qui le lui ont offert, « l’ayant volé aux Russes ». La veste noire d’Arek arbore un écusson aux couleurs de l’Ukraine, un cadeau de « Grozny », de son nom de guerre, un soldat dont il était devenu proche. « Il est mort deux semaines après me l’avoir donné, les Russes lui ont tiré dessus », lâche Arek sans broncher. Se lier d’amitié avec des combattants est un crève-coeur : « Car ça fait mal, quand un ami est tué, alors j’évite. Et puis, mes visites sur le front sont souvent courtes, les bombardements y sont incessants. » 

Aider jusqu’à la paix [...] 
Pour lire la suite et l’article en entier, 

De Cracovie en Pologne à Lyiv en Ukraine 
Patrice Senécal, avec Vladyslava Taranets 
Le Devoir, 11 mars 2023

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