dimanche 2 mars 2014

Le clin d'oeil du chat (18)






En français s’il vous plaît !

Ma mère fulmine. Elle a été de mauvaise humeur toute la semaine, je ne l’ai pas vue souvent aussi longtemps contrariée. Hier, je l’ai surprise à pédaler dans le vide sur son vélo stationnaire. Devant le téléviseur éteint, elle avait les yeux fermés et les paupières serrées, elle pédalait furieusement comme si une horde de chiens enragés était à ses trousses.

J’ai bien vu qu’elle était en train d’écrire dans sa tête, elle le fait aussi durant la nuit. Je le sais parce que je dors tout contre elle et qu’il m’arrive d’être agacé par ses élucubrations silencieuses. Ma mère est une écriveuse de lettres, elle en a écrit toute sa vie. Jadis à ses amoureux, plus récemment à ses amis, mais aussi à ses patrons, à ses éditeurs, à ses clients, à ses lecteurs, et même à ses ennemis. Tout comme à des entreprises qui cette semaine se sont adressées à elle dans la langue de Justin Trudeau. À la maison, la langue française est considérée comme un passage obligé à toute communication. C’est normal, mes deux parents travaillent en français, leur langue est leur principal outil de travail et ils en prennent un soin jaloux. Et ce fut une semaine éprouvante pour eux, surtout pour elle. D’abord la maison-mère des magasins qu’elle fréquente avec plaisir en dépit de leur raison sociale francophobe lui a envoyé une infolettre en anglais. Puis ce fut au tour de Blogger de faire de même alors que ce géant lui avait toujours écrit en français. De plus, elle a raccroché au nez à au moins trois vendeurs qui baragouinaient en anglais derrière la friture de leur cellulaire. C’est sans compter les deux sites français, des blogues de recettes de cuisine, auxquels elle est abonnée quotidiennement, qui émaillent de mots anglais leurs présentations. Très désagréable à lire, du franglais, ni plus ni moins.

Mes vieux ont la langue chatouilleuse. Il faut les voir et les entendre quand ils regardent le journal télévisé de 20 heures sur TV5, leurs oreilles sont rouges de colère. Mon père rouspète, ma mère maugrée et moi je comprends à peine David Pujadas quand il prononce smartphone, low-cost, airbag, brainstorming, after-work, ou best-of à cause de son accent qui déforme les mots. Et c’est sans parler des films tournés en France, souvent excellents mais qui se terminent invariablement par une chanson en anglais.  « Hé, Français de l’Hexagone, je vous le prédis, votre adulation des États-Unis vous perdra. Ça vous plairait de voir votre langue disparaître ? Eh bien, vous ne perdez rien pour attendre, ça s’en vient ! »

Il semble que le milieu des affaires soit plus affecté là–bas par le virus de l’anglicisation. On y entend des phrases comme :
« Tu peux me débriefer sur le meeting ? […] 
— D’abord, tout le staff a donné son feedback sur le dernier deal. […] 
— Depuis que l’on a mergé, le N+1 n’arrête pas de benchmarker nos annual reviews. Les miens étaient borderline en 2009. Enfin, comme je vais sûrement closer un gros deal, j’espère avoir une augment. 
— Au fait, il y a un call sur les ratings demain. Mais je suis overbooké là, je te forward le mail. Keep in touch ! *»

Ça ne vous écorche pas les oreilles, vous ? Désolant, n’est-ce pas ! D’accord, nous n’avons guère de leçons à donner à nos cousins, notre parlure est elle aussi encombrée d’anglicismes, mais nous avons au moins l’excuse, pauvres petits Québécois que nous sommes, de patauger dans un océan d’anglophones. D’ailleurs, je n’ai pas pu m’empêcher de me payer la tête de ma mère en lui lisant un extrait du site humoristique de dÉsencyclopédie** sur l’avancée du franglais dans le monde. Je le recopie ici :

« Hélas, trois fois hélas, ô rage, ô désespoir, le cas de la France n'est rien en comparaison de celui du malheureux Canada. Le franglais a atteint une telle ampleur outre-atlantique que plus personne aujourd'hui n'y parle français, même pas en Louisianne (sic). C'est à croire que le froid, la sodomie de caribou et les chanteuses à dents longues favorisent la propagation du mal, et l'OMS a jugé plus prudent d'abandonner définitivement tout espoir de guérison pour passer le plus tôt possible à l'annihilation de ce foyer épidémique. Les missiles sont en place, le lancement aura lieu sous peu, mais chut, c'est une surprise. »

Désopilant, n’est-ce pas ? Eh bien, ma mère ne l’a pas trouvé drôle. Elle m’a dit avec des sanglots dans la voix : «Tu peux bien en rire, nous ne verrons pas cela nous trois, mais le début de cette farce grossière, la disparition de notre langue, sera hélas une réalité dans une cinquantaine d’années.»

Je me suis écarté du bureau où elle écrivait pour aller me poster à la fenêtre, des mésanges achevaient leur repas sous l’œil vigilant de quatre écureuils et le regard protecteur de mon père. Mais avant, j’ai vu que ma mère avait inscrit comme titre de message : «En français s’il vous plait. » Et je me suis demandé si le ou la destinataire allait comprendre. Moi, je crois bien que je lui aurais écrit en anglais.



* L’anglais et le français, une relation d’amour/haine

** Le franglais, une menace ?


Une académie rigolote


6 commentaires:

  1. bonjour le chat, ont dirais que ta mère est fâcher se matin, mais je la comprend bien ,ont dirais que sais(cool) de dire des mots en anglais dans une phrase, mais quand ont se demande si la personne est anglais tellement il a des mots anglais.

    et comme vous dites la France devrais être une exemple et surtout leur chaines télé et journalistes, comme la télé ou radio Canada qui sont une belle exemple pour nous, sans être a 100%,mais une coche au dessus des autres, et continuer a leur répondre en français, une jour peu être il vont comprendre, mais je ne serais plus la moi aussi pour le savoir

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  2. Salut Réjean,

    Oui, la mère d'adoption était fâchée, une chance qu'elle a l'écriture pour se défouler, ça aide.

    Comme le chantait Ferland, God is an American. Même les Chinois vont parler anglais dans
    cinquante ans. Un nivellement qui atteindra le monde entier. Comme tu dis, on ne sera plus là
    pour voir chat!
    Goude mornigne!

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  3. Bonjour Messidor,

    Je comprends très bien ta mère adoptive, la mienne a les oreilles qui frisent souvent lorsqu'elle entend les journalistes glisser des mots en anglais dans leur reportage. Perdrons-nous la langue de nos parents adoptifs? J'espère que non car toi et moi on n'a pas fini de les entendre chialer.

    Quelle bonheur, nous les bêtes avons un langage universel. Pas de chicane dans nos cabanes.

    Je te salue cher ami chat
    Ton fidèle Victor

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    1. Salut, ami Victor,

      Bien content que tu partages mon point de vue,
      ça ne m'étonne pas trop, tu subis toi aussi l'influence de tes parents, du moins, je le suppose.

      Et tu as raison de dire que nous n'avons pas de querelles, du moins entre certaines espèces, car il y en a tout de même qui se tuent joyeusement. La plupart du temps par nécessité, il faut bien manger...

      Merci pour ta fidélité, je me sens moins seul ainsi.
      Continuons de résister aux envahisseurs et aux rouleaux compresseurs !
      Au revoir ! Et comme on dit chez le coiffeur, à la semaine prochaine !

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  4. Je suis d'accord que les gens pensent que ça fait cultivé de glisser des mots anglais. Une amie, qui n'avait pourtant pas cette tendance, m'a surprise la semaine dernière. Elle revenait de la Floride et me parlait de la beach. C'est comme ça que ça commence !!!

    Je te fais un gros câlin Messidor. Et dis à ta maîtresse que je lui envoie un courriel dans le courant de la journée.

    Agathe

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    1. Bonjour Agathe,

      Vous avez raison, un mot par-ci par-là et voilà la conversation contaminée. C'est vrai qu'il y a parfois du snobisme, parfois de l'ignorance. Nous ne sommes pas sortis du bois.

      Ma mère sera heureuse de recevoir un message de vous, un double plaisir pour elle.
      Merci et bonne journée !

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