samedi 7 décembre 2013

Le cirque du temps des Fêtes




Temps des fêtes:
se mentir chaleureusement

Chronique de Yannick Barrette publiée le 4 décembre 2013 dans Huffington Post


« Le compte à rebours est commencé, les signes ne mentent pas; eh oui, le cirque du temps des fêtes est bel et bien arrivé. Les magasins sont bondés et c'est la cohue, la première neige est tombée, la musique de Noël retentit un peu partout, le village du père Noël a envahi les (trop ?) nombreux centres d'achats, le calendrier de l'avent a été entamé et finalement Nez rouge effectue ses premiers raccompagnements après les innombrables partys.

Noël, cette fête religieuse consacrant, pour certains, la naissance de l'enfant Jésus et, pour d'autres, le solstice d'hiver, s'est métamorphosé en véritable foire capitaliste où la glorification de notre sauveur, ou encore de la lumière qui revient, ont cédé le pas à l'héroïsation d'un personnage factice vêtu de rouge et survolant le monde dans un traineau magique. Les festivités des fêtes, pour plusieurs, ne sont donc qu'une godaille hypocrite qui s'est amorcée avec l'altération du sens originel de ce moment de retrouvailles et d'honnêteté.

Or, l'hypocrisie ne s'arrête pas là. D'abord, la période des fêtes représente le triomphe éhonté du néocapitalisme, du crédit et de l'endettement individuel. Tout est planifié, les publicistes et les marketeux y vont d'astuces systématiquement plus sophistiquées afin d'amener la population à consommer et ce, toujours davantage. Les magasins multiplient les tactiques - comme les journées dites exceptionnelles, voire Black Friday, Cyber Monday, Boxing Day, etc. - dans le but de créer de fausses nécessités et de conditionner les individus à la surconsommation. Bref, l'art ultime de se servir de l'éphémère afin de concevoir des besoins qui n'en sont pas.

Dans toute cette artificialité festive, les gens se croient libres. Pourtant rien n'est moins vrai. Détrompez-vous, la générosité du temps des fêtes est programmée de A à Z. La frénésie surconsommatoire est la conséquence d'un conditionnement sociétal. Effectivement, l'obligation sociale de donner un cadeau pèse sur chacune des décisions, sur chacun des achats ; comme dirait Bourdieu « un don implique nécessairement un contre don ». L'individu n'est donc pas exonéré de contraintes, il est soumis par l'action des autres, quoiqu'il existe toujours des égoïstes. L'idée, en gros, est donc de ne pas avoir l'air cheap, de donner au cas où, donc de ne pas être pris à contrepied dans l'éventualité de la réception d'un cadeau inattendu.

Toute cette mascarade met en scène la société dans son ensemble, une société rongée par les problèmes sociaux, ainsi que par l'endettement personnel et collectif. Une société qui cherche à tout prix à vivre au-dessus de ses moyens afin d'avoir l'air au-dessus de ses affaires. Il y a certainement, dans toute cette imposture, un impératif d'apparence (ou plutôt la croyance de), un désir de bien paraître auprès des autres. Or, c'est justement cette action consumériste intrinsèquement destinée à exhiber un statut social et/ou un mode de vie, même si celui-ci est le résultat de fausses représentations, qui constitue ce que Veblen appelle la consommation ostentatoire.

Difficile de ne pas y voir une véritable fourberie, dans la mesure où l'individu cherche à mystifier ses proches par le biais d'un travestissement de la réalité dans un but précis de tromper, d'amener l'autre à croire en un idéal souvent fictif. Rituellement motivé par la jalousie, ainsi que par le désir de réussite (attentes sociales ou familiales) personnelle, l'individu en vient souvent à embellir la réalité, à scénariser sa vie avec pour objectif de créer une intrigue et se rendre intéressant, voire différent. La distinction fait foi de tout !

Noël et la période des fêtes représentent donc un temps parfait pour étudier les écarts de richesse qui existent, d'un côté, au sein de la famille élargie et de l'autre, dans la société en générale. Autrement dit, cette période devrait nous permettre de constater les nombreuses injustices de ce monde. Malheureusement, la majorité est trop occupée à se complaire dans la consommation ostentatoire.

De fait, on préfère nettement surconsommer - énergie, nourriture, objets de toutes sortes, etc. - plutôt que de prendre conscience de la réalité, soit que ce moment de bonheur (artificiellement créé) est proportionnel au malheur des autres. Bien plus, cette période d'hypocrisie collective sert essentiellement à engraisser nos dépotoirs municipaux et nos ventres déjà bien remplis tout au long de l'année. Ainsi, pendant que la poubelle nous assure d'effacer rapidement les traces de notre boulimie consommatoire, la terre elle suffoque sous le poids de notre inconscience et de notre avidité. Mais consolez-vous, nous prendrons mille et une résolutions lors du Nouvel An afin de nous donner bonne conscience.

En somme, ne vous méprenez guère ; j'aime Noël pour ce qu'il y a de vrai. J'aime la période des fêtes pour les moments de réjouissances familiales, pour les instants de joie absolue comme pour les crises et les chicanes. Toutefois, je ne cautionne ni l'hypocrisie ni l'aveuglement volontaire. N'y a-t-il pas des façons de fêter sans se mentir chaleureusement? N'existe-t-il pas des pratiques qui permettent de limiter les excès et les abus de tous genres? N'avons-nous pas les moyens ou plutôt le désir de consommer de manière responsable? Sommes-nous obligés, pendant ces deux semaines, de délaisser nos bonnes habitudes et nos pratiques consciencieuses en nous lénifiant avec de pseudo résolutions post-festivités ? Pour tout dire, il faudrait certainement se remémorer que, pendant que l'on se vautre dans notre propre luxe, Noël est un jour comme les autres pour une majorité d'individus. Joyeux Noël !»


vendredi 6 décembre 2013

Une chronique à contretemps !






Si tu meurs, j’te tue!
La seule façon de vivre, c’est encore de mourir
Chronique de Josée Blanchette publiée dans Le Devoir le 6 décembre 2013

« J’ai hâte que tout ça finisse, des fois », a-t-il laissé tomber machinalement, en attachant les lacets de ses bottes d’hiver. Je savais exactement de quoi il parlait, juste au son, sans effet, monocorde. Quand tu connais bien quelqu’un, tu pourrais presque terminer ses phrases. Un vieux pote choyé par la vie qui vous parle de la mort posément, en faisant mine de ne pas y toucher. Constat simple, sans lumières de Noël.

Ce pourrait être inquiétant si cet homme au mi-temps de la vie était dépressif ou téléphage assidu. Ce n’est pas le cas, j’ai affaire à un optimiste un peu las de voir la vie hoqueter, radoter, l’aiguille accrochée dans les sillons profonds du 45-tours (pour les plus jeunes, voir la vidéo).

Il faut dire que l’actualité récente, lointaine et proche, les pervers narcissiques invités à TLMEP dimanche dernier — fiente de l’humanité sur laquelle on se penche avec curiosité, embarras et nausée — et le spectacle poignant de survivantes qui marchent à côté d’elles-mêmes parce qu’on les a tuées vives, n’ont fait qu’amplifier cette impression de déjà-vu-all-over-again. Circulez, y a rien à voir.

« T’en fais pas, lui ai-je répondu, au moins tu ne crois pas à la réincarnation ! Les chances de revenir sont plus minces. »

Est-ce l’absurdité de la comédie mortifère qui se déroule sans s’essouffler devant nos yeux ? Est-ce la lecture de La voleuse de livres, best-seller de Markus Zusak dont la narratrice est la mort ? J’ai passé la semaine à ne penser qu’à elle. Et pourtant, elle se tient aux aguets, attend son heure, mon heure, tous les jours. Comme elle a attendu Isabelle Péladeau au détour, tiens. Tu ne peux pas avoir un rendez-vous plus absurde avec ton destin, ce que nous appelons un « bête accident ». Dans l’eau gelée, on dit que c’est le coeur qui meurt en premier. Devant la télé, cette semaine, c’est mon âme qui s’étiolait. Le malheur, c’est qu’on y survit.

Dans La voleuse de livres, la mort n’a pas d’états d’âme, elle les emporte avec elle, jeunes ou vieilles, laissant des dépouilles refroidies sur le sol transi d’une Allemagne occupée par la guerre et le régime nazi. La mort n’a que l’embarras du choix.

Pourquoi se presser ?

Sur les réseaux sociaux endeuillés (un salon funéraire bien pratique), on relit souvent les mêmes lieux communs : la vie est si courte, il faut en profiter, y a qu’une justice, quand ton heure est venue, elle est mieux là où elle est, c’est la vie, elle a bien vécu… et quantité de petits clichés philosophiques qui tiennent lieu de béquille, le temps de meubler le silence. L’effroyable silence entre deux lol.

La seule qui ne « lole » pas, c’est elle, la faucheuse. Et c’est pourquoi on parle toujours d’heure de vérité lorsqu’il est question d’elle. Finie la comédie.

À voir le cirque médiatique autour de la fosse septique du Far-Web et des fauteurs de troubles, je me rappelle ces phrases dans La voleuse de livres. C’est la mort qui dit : « En conséquence, je trouve toujours des humains au meilleur et au pire d’eux-mêmes. Je vois leur beauté et leur laideur, et je me demande comment une même chose peut réunir l’une et l’autre. Reste que je les envie sur un point. Les humains ont au moins l’intelligence de mourir. »

Tu parles ! S’il fallait être condamnés à l’éternité, ça me tuerait. Je dis souvent à mon mari qui n’est plus sous garantie : « Si tu meurs, j’te tue. » C’est une façon de se dire « je t’aime » chez nous. À la fois pudique et terriblement efficace. Ça nous rappelle qu’il y aura une fin, qu’on tient à l’autre, qu’il n’a pas le droit de quitter la table avant le dessert. Et puis on le dit tout haut, pour qu’elle nous entende, elle, la snoraude, la rôdeuse.

On peut mourir de faim, de soif, de peur, de froid, de honte, de vieillesse (c’est pareil de nos jours), de rire, d’ennui, de chagrin et même de sa belle mort. Tapie, elle attend. Et au final, c’est le souvenir que tu laisses aux autres qui te survit. Je n’aimerais pas m’appeler Adolf Hitler, ni même Gab Roy. Avec un peu de chance, ce dernier se fera oublier.

Fuir la tiédeur

C’est elle qui nous pousse vers la passion, nous explique le très sage François Cheng dans Cinq méditations sur la mort — autrement dit sur la vie. « La mort invite à un effort pour sortir au moins de notre condition ordinaire, et cet effort a un nom : passion. Passion d’aventure, passion d’héroïsme, passion d’amour, ainsi que toutes sortes d’autres passions de moindre envergure. Celles que je viens de nommer sont les plus hautes, dans la mesure où toutes trois mettent en jeu la vie de celui qui s’y engage : l’épreuve de la mort y est un risque à courir, une preuve de la grandeur humaine. »

Face à l’inexorable, face au destin, Cheng oppose l’instant, comme les grands maîtres zen asiatiques. Et il rappelle même l’importance du temps. « C’est dans le temps que cela se déroule. Or le temps, c’est précisément l’existence de la mort qui nous l’a conféré ! »

Et puis il y a tout ce qui la repousse momentanément, ce qui donne un sens au chaos, atténue l’angoisse, apaise la solitude, tout ce qui nous rend plus humains et moins mortels. Peu de choses, au fond, mais c’est tout ce qu’on connaît : l’amour, nos enfants, nos ancêtres, une épaule. Comme le disait le philosophe Gabriel Marcel : « Aimer un être, c’est dire : “ Toi, tu ne mourras pas. ” »

Alors, j’aime. Si ça peut sauver des vies…

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Twitter.com : @cherejoblo

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Aiméle livre La voleuse de livres de Mark Zusak. L’histoire de cette jeune Allemande adoptée par un couple désassorti, qui finira par héberger un jeune juif lors de la Seconde Guerre mondiale, est à la fois touchante et fort bien tournée. J’ai plongé dans ce roman de 550 pages à la faveur d’une pause, pour en ressortir trois jours plus tard. Il s’adresse aux jeunes de 13 ans ou plus, mais il convient à tous ceux qui ont envie de se faire raconter une belle histoire faite de bravoure, d’amitiés et de complicités. Sans compter l’amour des livres et des mots, tout du long (Pocket Jeunesse).

Savouré le film La voleuse de livres tiré du roman, présentement sur nos écrans. Une belle adaptation signée par Brian Percival et des accointances avec Anne Franck pour la juvénilité des passions et La liste de Schindler pour l’humanité déployée. L’acteur Geoffrey Rush (le père de la petite voleuse) est tout à fait exceptionnel dans ce rôle taillé pour lui.

La mort tient lieu de narratrice, comme dans le livre. La jeune comédienne québécoise Sophie Nélisse est attachante au possible et le film demeure assez fidèle au livre. Mon B l’a adoré aussi. La bande-annonce est ici.

Adoré la série policière britannique Broadchurch. On tente d’élucider le meurtre d’un garçon de 11 ans dans ce petit village balnéaire du sud de l’Angleterre. Thriller psychologique efficace, on se mange les doigts durant huit tranches d’une heure. J’ai enfilé les trois premières sans respirer. À Radio-Canada dès février.

JOBLOG

Surhumaines

Je m’étais bien juré de ne pas regarder le documentaire Les survivantes de Karina Marceau et Éli Laliberté, présenté à Télé-Québec lundi. Pas envie d’amplifier la tristesse ni d’être voyeuse. Je suis tombée sur elles par hasard, au moment où le film commençait. Je suis restée deux minutes, puis toute l’heure. J’ai été ébranlée après. Le suis toujours. Comment soulager ces femmes qui deviennent des coupables ? Rien pour rassurer toutes celles qui se retrouvent dans leur position et redoutent de quitter leur conjoint, soit parce qu’il est violent, soit parce qu’il est déséquilibré.

Que dire à ces mères résilientes devant la perte d’un enfant assassiné par leur ex-conjoint ? Que faire sinon signer la pétition où elles demandent à être aussi bien traitées que si leur enfant avait péri dans un accident routier ? C’est peu.

Et si mes impôts pouvaient servir à prévenir la violence conjugale plutôt qu’à entretenir une piscine intérieure dans un centre correctionnel hospitalier (Pinel), ce serait encore mieux.

Le film peut être visionné à partir du site (la pétition y est aussi), dans la zone vidéo de Télé-Québec.


jeudi 5 décembre 2013

Pleurer un coeur qui n'a pas battu




Un texte tendre, un chroniqueur qui gagne à être lu !



Pour Louis, avec tendresse
Une chronique signée Savignac,
publiée dans le Huffington Poste le 3 décembre 2013


Sur la promenade de la Rue de la Commune, septembre était bienveillant. Elle était bouclée, jolie, et son rire nerveux interrompait le mien. Nos regards se faisaient leurs premières promesses. Elle me racontait ses passions, sa liberté, sa vie sans enfant. Mais je ne savais pas le vide. Alors je lui parlais de mon fils. Comment il avait, pour toujours, donné un sens à mon existence. Je lui décrivais sans prudence l'amour indéfectible, le ravissement de chaque matin. Je ne voyais pas encore la tristesse de ses longs sourires.

Il devait se prénommer Louis. La chambre était prête, juste en face de la sienne. Il déambulerait maladroitement en salopettes et dirait Maman bien vite. Tout était évident. Respirer, c'était appeler Louis. Elle avait la douceur d'Hestia, les hanches d'Isis, ce n'était qu'une question de temps, et il s'écorcherait bientôt les genoux. Mais son ventre prêt est resté silencieux, la chambre est devenue un bureau, et Louis n'est pas venu.

Elle devait faire ce deuil étrange et invisible, vide de souvenirs. Pleurer un cœur qui n'a pas battu, s'ennuyer de ce qui n'a pas été, sourire sa peine au ventre des amies. Écouter sans amertume la complainte des parents sans sommeil, être marraine à l'occasion, emprunter mon enfant. Le rendre.

J'ai compris que je ne trouverais pas les mots.

Au salon du livre de Montréal, Dany Laferrière signait Journal d'un écrivain en pyjama. Je m'engageais dans la file d'attente, mais avec à la main L'énigme du retour, mon préféré. Face à l'auteur, j'ai dit: "c'est lui, c'est ce livre-là que j'aimerais que vous signiez". Il a souri, puis lentement, il l'a ouvert, il a pris un feutre vert et a dessiné une fleur. Ensuite, avec un feutre mauve, il a écrit quelques mots, il a signé, et il a refermé le livre en souriant encore. Il m'a tendu la main, et je suis parti, plein de joie maladroite.

Elle m'attendait un peu plus loin, avec aux lèvres un bonheur complice que je voulais sans fin. Elle m'a embrassé, puis nous avons ouvert le livre pour lire la dédicace ensemble.

Quand j'ai dit à Dany Laferrière: "c'est lui, c'est ce livre-là que j'aimerais que vous signiez", au milieu du bruit des badauds, il n'a pas entendu "lui", il a entendu "Louis", et la dédicace mauve, près de la fleur verte, disait: "Pour Louis, avec tendresse".

Nous sommes ressortis à quatre d'un salon où nous étions rentrés à trois. Louis existe, son nom est écrit en toutes lettres de la main de l'écrivain. Il n'est plus absent. Il est là, près de la fleur verte. Il est peut-être Haïtien...





mercredi 4 décembre 2013

mardi 3 décembre 2013

Le sourire du mardi

Bien embêtée ce matin, je n'ai pas de photo du chat qui rit pour accompagner ma citation, juste une du chat qui dort.






« Le rire et le sommeil sont les meilleurs remèdes du monde. »

Proverbe irlandais

lundi 2 décembre 2013

La citation du lundi



« Le temps et mon humeur ont peu de liaison;

j’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi.»

Blaise Pascal

dimanche 1 décembre 2013

Le clin d'oeil du chat (5)




La faim justifie les moyens

La semaine a été dure pour le chat de la maison, il n’est pas sorti depuis la première chute de neige et s’est querellé avec son meilleur ami. Cet enfermement volontaire l’a laissé dépité et grincheux. Assis à côté de son bol bien rempli, il m’a regardée avec des reproches dans les yeux :
         -- Encore des satanées croquettes !
         Sans me préoccuper de lui, j’ai continué à apprêter le poulet que nous allons déguster ce soir et, les deux mains sur la poitrine de l’oiseau, j’ai senti craquer ses os; je n’avais plus qu’à l’aplatir au fond de la rôtissoire.
         -- Vous mangez encore de la viande ! s’est indigné le chat.
         -- Oui, un poulet rôti en crapaudine, ça sentira bon dans la maison.
         -- Tu n’as pas honte de maltraiter ce pauvre poulet ?
         C’est le genre de provocation auquel j’ai droit quand le chat de la maison est d’une humeur de chien. Parce qu’il ne mange que des croquettes, il se croit végétarien et passe continuellement des remarques sur nos menus de viande. Tout en introduisant du pesto à la coriandre et aux pistaches entre la peau et la chair des cuisses, j’ai répondu, un brin contrariée :
         -- Non, je n’ai pas honte. Un seul repas de viande par jour, c’est déjà mieux que la moyenne des gens, tu sais.
         -- Tandis que moi, je n’ai droit qu’à de méprisables croquettes.
         -- Que le vétérinaire t’a prescrites pour que tu demeures en bonne santé, ai-je ajouté sur un ton de directrice de garderie.
         -- Qu’est-ce qu’il en sait, le vet ? Qu’est-ce qu’il connaît de mes besoins et de mes goûts ?
         Silence prudent de ma part. Mais le chat était crinqué :
         -- Est-ce que ce vétérinaire est un chat ? Est-ce qu’il mange des croquettes, lui ?
         Devant son air aigri, j’ai éclaté de rire avant de lui répondre.
         -- Non, mais il t’a guéri d’une grave maladie quand tu étais très jeune et nous a conseillé de te nourrir ainsi. Ce qui t’a très bien réussi, je trouve : tu es en excellente santé. D’ailleurs, tu les aimes bien, tes croquettes, non ?
         -- Bof, c’est parce que vous ne me donnez rien d’autre que je les mange. Mais quinze ans de ce régime-là, c’est une éternité. Je me demande ce que vous feriez à ma place, vous qui aimez tant varier vos menus…!
         Évidemment, il a marqué un point, je me sens coupable de le nourrir aussi platement. Mais je sais, pour en avoir connu d’autres avant lui, que les chats à qui on offre des petites gâteries deviennent capricieux et nous mènent ensuite à la baguette. Je fais allusion à Galaxie qui n’a jamais voulu avaler d’autres aliments que des foies de poulet crus, et qui a vécu jusqu’à l’âge vénérable de 18 ans.
         Tout en continuant à farcir mon poulet, j’ai songé que Messidor n’est pas éternel, qu’il ne lui reste plus beaucoup d’années à vivre avec nous, que je devrais peut-être me montrer plus conciliante avec lui, moins enfermée dans mes principes. Toute à mes contrariantes pensées, c’est machinalement que je me suis lavé les mains quand il m’a demandé la porte; je suis allée lui ouvrir sans même m’étonner qu’il soit déjà dehors. J’ai ensuite nettoyé le comptoir avant de me demander ce que je servirais pour accompagner le poulet.
         C’est vrai, me suis-je dit, Messidor a beaucoup vieilli cette année, il est devenu casanier, il passe des heures à dormir, et il semble avoir très mal quand il grimpe l’escalier, parfois très péniblement. Tiens, un gratin de pommes de terre, ça fait longtemps, mon goûteur sera ravi. Et des endives braisées, il adore ça aussi.
         Par la fenêtre, j’ai aperçu un junco ardoisé se poser sur une branche. Puis, un autre et un autre encore. Et quelques minutes plus tard, alors que je m’extasiais sur leur vivacité et la beauté de leur plumes d’un gris duveteux, j’ai entendu le petit cri que pousse le chat de la maison quand il attrape un oiseau, un cri étrange et déchirant, semblable à un cri de douleur.
         Je suis allée à la porte et l’ai vu à travers la vitre, qui tenait dans sa gueule le petit oiseau tout frétillant. Messidor était encore en position d’attaque, les pattes arrière dressées, celles de devant allongées devant lui dans la neige.
         Il m’a aperçue et j’ai cru voir dans ses yeux une lueur de triomphale vengeance.
         Mais c’était sans doute encore de ma part la manie que j’ai de lui prêter des caractéristiques humaines. Alors je me suis dit, comme pour me déculpabiliser d’être si dure avec lui : j’ai donc bien fait d’apprendre à chasser à mon chat !