«Vous pouvez arracher l’homme du pays,
mais vous ne pouvez pas arracher le pays du cœur de l’homme.
»
John Dos Passos
Le mal du pays
Ce n’est pas pour
me plaindre, mais j’entends la même rengaine depuis que je suis né. Ça fait
seize ans que mes parents me rebattent les oreilles avec ce pays que nous
n’avons pas, qu’ils me le chantent sur tous les tons, avec la mélancolie qui
sied aux airs tristes, une mélodie insistante comme un ver d’oreille à laquelle
j’ai fini par m’habituer, une mélopée de cruelle désespérance.
En tant que chat
bien logé, caressé, vacciné et nourri aux croquettes de Prescription Diet, je ne vois pas bien quels avantages
pourraient me procurer un pays à nous. Pourtant, je comprends mes parents de le
désirer, même si je dois me contenter en ce moment de caresses plus distraites
de leur part. Je les comprends parce qu’ils y croient depuis plus de quarante
ans, qu’ils ont vu s’éveiller leurs semblables au projet de prendre possession
du territoire, qu’ils se sont eux-mêmes ouvert les yeux au cours de leurs
voyages, qu’ils ont chéri ensemble l’idée de s’affranchir d’un Canada qui ne
leur ressemble ni par la langue ni par la culture, cet espace trop grand, trop
mou et trop fade pour qu’ils s’y sentent chez eux. Ils ont suivi avec admiration des
amis artistes et artisans, formés à toutes les disciplines, déployer leurs
talents dans une multitude de domaines. Le rêve de se donner un pays, ils l’ont
nourri de leur travail et de leurs espoirs, ils se sont servi de leur langue
pour lui donner un sens, pour le recréer avec d’autres mots et d’autres images, ils en ont fait un projet,
une entreprise réalisable qu’ils ont portée à bout de bras.
Or, après toutes
ces années, ils découvrent avec incrédulité que leurs frères et leurs sœurs ne
partagent pas leur rêve, que leurs voisins et leurs enfants de coeur s’en
détournent, eux qui craignent aujourd’hui de perdre tout ce que la fierté a
fait naître et qu’elle a construit pour eux. Comme si ce n’était pas assez
d’être méprisés par une majorité de Canadiens, mes parents se sentent trahis
par ceux-là mêmes qui ont profité de leur foi et de leur labeur. C’est déjà
humiliant de vivre un rejet, de subir l’arrogance et la condescendance d’un
peuple qui continue à les traiter comme des ennemis, mais ce n’est rien à côté
de ce que leur fait vivre leur propre nation.
De quoi les
Québécois ont-ils peur, se demandent mes parents, pour qu’ils se montrent si
réticents à la seule idée de se donner un pays ? Ont-ils peur de rompre leurs
chaînes de magasins américains, de perdre leurs kilos de graisse emmagasinés à
l’aide de big mac et de coca cola ? Le confort qu’ils ont gagné jour après jour
les aurait-il détachés de cette louable ambition ?
N’empêche… Mes
parents suivent la campagne de peur qui s’installe jour après jour avec
l’espoir fou qu’elle ait l’effet contraire sur leur peuple et que leur rêve d’avoir un pays se concrétise
enfin.
Je ne vais pas les
détromper. De ma situation privilégiée d’observateur bien nourri, j’entretiens
moi aussi l’espoir de profiter de caresses moins distraites. Et de continuer à
vous écrire en français.