jeudi 10 janvier 2013

Chroniques de Pierre Foglia (1)


Une très bonne chronique de Pierre Foglia publiée dans La Presse, le 10 janvier 2013


Caricatures 


Qu'est-ce qu'il a pris dans la gueule, Gérard Depardieu! En France, en Belgique, en Russie, chez nous. Pif, paf! Tiens, toé. Il y avait autrefois ce genre de clown (de baudruche) dans les foires: si on l'atteignait assez fort sur le nez avec une balle de caoutchouc, ça déclenchait une musique, ses yeux s'allumaient et on gagnait un toutou.

Je n'y reviens pas pour le défendre, mais un petit peu quand même, surtout à cause d'un livre. Depardieu a écrit il y a 25 ans un livre qui s'appelle Lettres volées, publié chez Lattès. Il est rangé dans ma bibliothèque avec les livres que je revisite souvent, avec Madame Bovary, avec Les années (Ernaux), avec Bukowski, avec The Catcher in the Rye, etc. Lettres volées n'est pas de cette eau-là, c'est un livre maladroit, le livre de quelqu'un qui ne sait pas écrire. «Depardieu ne sait pas lire, ne sait pas écrire, c'est un analphabète», a noté Marguerite Duras (1), qui lui avait confié le premier rôle dans son film Le camion.

Lettres volées, c'est donc 25 lettres qu'un type qui ne sait pas écrire a écrites à des gens qu'il aime bien - à sa mère, à son père, à Mitterrand, à Isabelle Adjani, à Marguerite Duras justement, à Barbara la chanteuse, à Catherine Deneuve, à Pierre Richard - pour leur dire qu'il les aime, pourquoi et comment il les aime. Une lettre aussi à un réalisateur italien - qu'il déteste, celui-là -, Marco Ferreri. Quelques lettres sont adressées à «la vie», au travail, à l'argent, à la maladie, à la nature.

Dans sa lettre à Adjani, il dit: «Nous sommes deux planètes arides, inhabitables. Tu es naïve, introvertie, affreusement lucide. Je suis lourdaud, extraverti, bruyamment obscène. Quand j'ai rejoint l'équipe pour le tournage, j'ai eu envie de te séduire comme un gros con, envie de forcer ta sympathie, de m'imposer à toi...»

À Ferreri (le réalisateur avec qui il a tourné La dernière femme), il reproche d'être pingre: «T'es tellement avare que tu n'arrives plus à chier et toute ta merde te remonte à la tête.»
La lettre que je préfère est celle adressée à Patrick Dewaere, qui jouait avec lui dans Les valseuses. Dewaere, qui s'est suicidé:
«Je te le dis sans gêne, Patrick, j'ai toujours senti la mort en toi, une certitude terrible que je gardais, moi. Quand j'ai su que c'était fini, j'ai dit: ben oui, quoi. Et je te l'avoue, je m'en fous. Moi, je suis la vie, je suis la vie jusque dans sa monstruosité.»
En fait, dans cette lettre, Depardieu parle surtout de la mort de son chat. Il dit aussi à Dewaere (qui était gai) qu'il aurait aimé avoir une aventure avec lui. «Pas pour s'enculer comme on l'a fait pour s'amuser dans Les valseuses, pour un de ces moments de grâce partagée qui peuvent se produire avec une femme, un homme, un animal, une bouteille de vin.»

À Catherine Deneuve, il parle de sa beauté institutionnelle: «Gainsbourg disait que tu marchais comme un soldat, Mastroianni, que tu étais un Prussien. Moi, je dis que tu es l'homme que je voudrais être.»

Dans Lettres volées, ce n'est pas Poutine que Depardieu serre dans ses bras, c'est François Mitterrand:
Je vous admire beaucoup, lui dit-il.
Moi aussi, répond Mitterrand, je vous admire beaucoup.
Vous êtes quelqu'un qu'on aimerait avoir pour père, ajoute encore Depardieu, et pour Président, nom de Dieu!

En ce temps-là, comme vous et moi, il était de gauche. Comme vous et moi encore, de l'argent il disait: bof! tant qu'on a du bon vin. De l'amitié, il disait qu'il n'y a pas plus grand trésor. De la performance, qu'il n'y a pas plus con que la performance. De l'ambition, qu'il n'y a pas plus con que l'ambition. De faire carrière, qu'il n'y a pas plus con que faire carrière. À sa mère, il dit: je t'aime, maman. À sa femme: je t'aime pour la vie, Élisabeth. Il avait souvent en tête quelques rimes de Barbara: Dis, quand reviendras-tu/dis, au moins le sais-tu...

Je n'ai jamais prêté ce livre-là à personne et il ne me souvient pas d'en avoir jamais parlé dans cette chronique. J'y retourne pourtant souvent. Sûrement pas pour l'écriture, ni pour Depardieu dont je n'ai rien à foutre. Je ne sais pas pourquoi j'y retourne, mais je m'y sens chaque fois vieillir un peu plus.

Vieillir, c'est se trahir à petits pas, par glissements successifs. J'avais en tête les mêmes rimes de Barbara. Moi aussi: rien de plus con que l'argent, l'ambition, la performance, la carrière. Rien au-dessus de l'amitié... Et puis voilà, à petits pas, c'est que l'argent fait vivre, mon vieux, il en faut bien pour acheter du vin. La performance? Avouez-le, ça fait du bien de temps en temps de clencher les copains. Quels copains, d'ailleurs? Ben oui, je l'aime, ma femme; ben non, je ne la trompe pas. De toute façon, je n'ai jamais eu l'occasion de baiser Catherine Deneuve par terre comme Depardieu dans Le dernier métro.
Se trahir, ce n'est pas forcément - enfin, pas seulement - serrer Poutine sur son coeur, devenir ministre de la Culture de la Mordovie.

On dit beaucoup de ce tas de boue obscène, démesuré, rigolard et qui pisse partout, on dit beaucoup qu'il se caricature lui-même. En fait, je le soupçonne de nous caricaturer tous un petit peu et de s'en amuser infiniment.

(1) Rapporté par Laure Adler


3 commentaires:

  1. Super belle chronique intéressante à lire...
    Plutôt à découvrir je dois dire...Merci.

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  2. Ah que ce Monsieur me fait rire avec toutes ses pensées parfois bizarres parfois très songées. Il me fait penser au style dont Pierre légaré écrit ses monologues... tu l'écoutes , tu es interloquée, mais surtout tu réfléchis...Souris

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  3. Jo Blo, Souris,
    Merci pour vos commentaires.

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